Perfection
 
 
Toute ma vie, j'ai été seul. Déjà tout petit, je n'avais pas d'amis. Bien sûr, comme tous les gosses, j'avais pas mal de copains, mais aucun véritable ami. Personne qui sorte du lot, qui représente plus pour moi que les autres. Et d'ailleurs, je crois bien que, moi non plus, je n'inspirais à personne de tels sentiments.
 
Il faut reconnaître que je n'étais pas facile à vivre. Je voulais absolument être parfait, ce qui aurait dû plaire à mes parents. Mais, en plus de cela, je voulais que le monde entier autour de moi soit, lui aussi, exempt de tout reproche. Et, bien entendu, c'est là que ?a coin?ait : cette volonté de perfection me rendait proprement imbuvable. Sincèrement, je ne sais pas comment les autres ont fait pour me supporter pendant tout ce temps.
 
Je sais, un sale gosse, ce n'est pas une nouveauté ; il y en a toujours eu et, malheureusement, il y en aura toujours. Un de plus ou de moins n'y changera rien. Mais il faut tout de même reconnaître que j'étais un peu hors normes.
Réfléchissez un instant : comment pouvais-je rendre les gens meilleurs ?
 
Pas de recette miracle pour cela, mais beaucoup de patience. Il suffisait de signaler aux gens tous leurs défauts, ainsi que les moyens de les corriger. Ben oui, je n'allais pas me permettre de critiquer gratuitement. Il faut être constructif. Donc à chaque fois que je voyais un défaut (et Dieu sait si c'était souvent !), j'expliquais gentiment à la personne concernée ce qui n'allait pas et ce qu'elle devait faire pour y remédier.
 
Vous devez vous en douter : cela a été pour moi une déception constante, depuis la toute première fois et jusqu'à maintenant. Les gens sont imparfaits, je vous l'ai dit. L'un des symptômes de cette imperfection est une forme de cécité : tous refusent de reconnaître ce qu'ils sont. Donc quand je le leur explique, je me heurte soit à de l'incompréhension, soit à de la colère. C'est malin, ?a. Comme si se mettre en rogne pouvait aider à changer et à s'améliorer.

C'est pourtant simple, non ? Imaginez que, soudain, vous fassiez quelque chose d'inconvenant. Je ne sais pas, moi, un truc du genre, euh, ah oui : oublier de mettre la main devant la bouche en bâillant. Si, à ce moment, quelqu'un vous le signale et vous conseille de bien disposer la main de manière à étouffer le bâillement sans pour autant vous baver dans la main, vous allez le remercier, non ?
 
Ah ? Non, vraiment ? Ah ouais, vous êtes comme les autres, alors. Tous pareils. Quand je vous dis que je suis seul? J'avoue que je ne comprends pas. C'est comme le type, là, avec ses chaussures. Grand, costaud, souriant, beau costar, l'air du type qui a réussi dans la vie mais qui ne méprise pas les autres pour autant. Sur le coup, je me suis dit " Tiens, il est peut-être comme moi ".
 
Et là, j'ai vu qu'il se dirigeait droit vers une déjection canine. Alors, je me suis arrêté et je l'ai observé : je voulais savoir comment il allait s'y prendre pour l'éviter avec élégance. Il a continué tout droit, sans avoir l'air préoccupé. La classe totale, le mec pas dérangé du tout, qui va éviter l'obstacle sans même avoir l'air de l'avoir remarqué. Et, finalement, il a mis le pied dedans, il a glissé et il s'est cassé la figure. Il est tombé assis dans la? euh, enfin, dans le truc qu'il aurait dû éviter. Je me suis approché et je lui ai expliqué gentiment : " Vous savez, si vous aviez été parfait vous l'auriez vue et vous n'auriez pas marché dedans. Je pensais vraiment que vous l'éviteriez, donc je n'ai rien dit. Je voulais voir comment vous alliez vous y prendre. Eh bien, vous m'avez grandement dé?u. Vous devriez avoir honte ! ".
 
Normal, quoi. Pas méchant, mais un peu moralisateur pour que le gars prenne conscience de son erreur. Eh bien, vous n'allez pas me croire : non seulement il n'avait pas l'air gêné, mais en plus il s'est mis à râler. Il s'est même relevé et il m'a balancé son poing dans la figure. Incroyable, non ? Je lui explique, je lui rends service et lui, pour tout remerciement il me frappe. Espèce de primate.
 
J'ai voulu lui montrer que son attitude n'était pas celle d'un homme parfait et là, il m'a sidéré : au lieu de faire profil bas, il a sorti un couteau. Cet homme à l'air si respectable était une sorte de voyou qui se promenait avec une arme et qui semblait savoir s'en servir. Je n'aime pas du tout ?a, mais je lui ai flanqué une baffe. Après tout, on corrige les gamins pour les éduquer, alors pourquoi pas les adultes ?
 
J'étais certain qu'il n'était pas trop tard et que ce type pouvait être ramené dans le droit chemin. Seulement, j'ai l'impression qu'il n'a pas compris. Pas fort en pédagogie, apparemment. Il a fait un mouvement rapide et j'ai senti une brûlure au ventre. Il s'est reculé et j'ai bien vu la lame de son couteau tachée de rouge. Même pas fichu d'entretenir ses affaires. Et pourtant? Il me semblait que, juste avant, cette lame était propre.
 
J'ai baissé la tête et vu le sang qui s'étalait sur ma chemise. C'est pas vrai? Faire toute une histoire pour un conseil ! Non seulement ce n'était pas l'homme parfait, mais en plus il en était aux antipodes ! J'ai bien essayé de lui dire que la violence était ridicule et ne réglerait pas ses problèmes, mais il a eu l'air de se fâcher encore plus. J'ai pris un nouveau coup de couteau, presque au même endroit que le premier. Je suis resté debout, hébété, malheureux pour ce pauvre gars qui ne savait pas ce que c'est que d'être un mec bien. Lui aussi me regardait, l'air à la fois furieux et surpris.
 
Au bout d'un moment, nous avons entendu une sirène. Une voiture de police est arrivée, suivie d'une ambulance. J'avais de plus en plus de mal à tenir sur mes jambes et j'ai fini par tomber. C'est un ambulancier qui m'a rattrapé pendant que les policiers menottaient mon agresseur. J'ai bien essayé de leur dire que ce n'était pas de sa faute, qu'il n'était pas parfait, mais ils n'avaient pas l'air de comprendre.

Le gars de l'ambulance m'a allongé sur un brancard et, avec l'aide de son collègue, il m'a mis dans le véhicule. Il est monté avec moi et m'a mis sous perfusion, puis nous sommes partis.
 
J'ai dû perdre connaissance avant d'arriver à l'hôpital, parce que je me souviens m'être réveillé dans une chambre. Une femme en blouse blanche était penchée sur moi et tenait un masque en plastique devant ma bouche. Elle avait un décolleté un peu trop profond et pas du tout en phase avec le sérieux de sa profession. Elle risquait d'avoir des ennuis si elle tombait sur un pervers ou, simplement, si son responsable passait dans le coin et la voyait habillée comme ?a.
 
Pour lui rendre service, je lui ai expliqué ce que sa tenue avait de gênant et en quoi ?a l'empêchait d'être parfaite. C'était d'autant plus dommage que son métier est l'un des plus beaux : veiller à la santé des gens. Une personne ayant un esprit si manifestement positif ne devait pas être bien loin de la perfection et ce n'étaient pas deux boutons oubliés qui allaient gâcher tout cela !
 
Malheureusement, elle n'a pas eu l'air de comprendre. Comme j'étais branché sur plusieurs appareils je n'ai pas pu reboutonner sa blouse moi-même et elle n'a pas voulu suivre mes conseils et se rhabiller correctement. Incroyable ce que les gens peuvent être obtus, même les meilleurs d'entre eux !
 
Seulement, là, je sentais que je pouvais y arriver. Il était certainement possible de la convaincre. Donc, j'ai insisté. Je lui ai redit quel était son problème et comment y remédier. Pour montrer à quel point c'était important, je lui ai tout raconté. Ma vie, cette quête perpétuelle de la perfection, cette tâche ingrate et ô combien prenante que je m'étais assignée.
 
 Pendant deux heures, je lui ai raconté ce que pourrait être le monde si chacun faisait le simple effort d'être comme moi. Elle m'écoutait, attentive. Je lui ai dit ce qui s'était passé avec l'homme qui m'avait poignardé. Comment j'avais cru qu'il pouvait être l'homme parfait, comment il m'avait dé?u. Je lui ai décrit l'altercation qui a suivi malgré mes explications. Je lui ai dit à quel point j'étais choqué que ce malheureux s'enferme dans la violence plutôt que de comprendre, de changer son attitude, bref de s'améliorer.
 
Et pendant tout ce temps, elle m'a écouté, concentrée sur ce que je disais. Je voyais qu'elle buvait mes paroles, fascinée. Puis, quand j'ai fini, elle a regardé dans la chambre autour d'elle. Il n'y avait personne. Alors, elle a débranché mes appareils et elle est sortie.
 
? présent, ?a fait dix minutes qu'elle est partie. J'ai mal au ventre et j'ai du mal à rassembler mes idées. Les bips-bips se sont espacés, et l'un d'entre eux a même disparu, remplacé par une sonnerie continue. Je disais quoi ? Bon sang, je suis fatigué. Je dormirais bien. D'ailleurs, il n'y a plus aucun bruit maintenant et les pics sur l'écran sont devenus des lignes plates.
 
Je perds mes forces, je crois que je -
 
 
 
? Frédéric Vasseur
 
 
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