Le Papillon Bleu
 
 
L'enfant regardait par-delà l'une des fenêtres poisseuses du dortoir aux couleurs fades de l'orphelinat. Il ne connaissait que cet endroit de misère dont les murs au plâtra craquelé étaient bariolés de dessins enfantins reflétant la souffrance et l'incompréhension de l'abandon.
 
Rejeté par les autres orphelins, Gacem devait supporter leur indifférence qui, parfois, s'alimentait de sarcasmes racistes. Né de père et de mère inconnus, Gacem n'avait pas de nom. Dépossédé ainsi de ses racines, il n'avait comme identité que son prénom à la consonance étrangère et sa peau au teint d'argile. Il se sentait seul dans cet enfer où les cris, les pleurs, la violence et les regards dédaigneux nourrissaient avec ferveur son envie de fuir le béton afin de s'envoler, tel un papillon, vers la nature vivante qu'il ne connaissait pas.
 
Gacem s'isolait alors dans ses rêves où des personnages imaginaires, tels des lutins, lui tenaient la main, où des lépidoptères aux couleurs multiples l'invitaient à participer à leur vol saccadé. Le garçonnet se créait ainsi un monde virtuel féerique qui lui permettait de vivre, ou plutôt de survivre malgré tout.
 
Les premiers rayons d'un soleil hésitant vinrent transpercer la vitre terne, parsemée de traces de doigts aux origines inconnues. Le regard de Gacem s'enfuit alors vers les cimes des arbres lointains dont le feuillage s'empourprait de rouge et de jaune. Il s'imagina que ses rêves ne pouvaient être que là, dans les sous-bois interdits.
 
Les murs cimentés de l'orphelinat, la cour de récréation aux pavés défoncés et à l'enceinte renforcée faisaient de lui, et des autres, un évincé de la société, un être artificiel dépouillé de la terre, la sienne, et de la nature verdoyante qui la submerge.
 
Les yeux tournés vers ce lever de soleil splendide, Gacem se souvint du rêve qui transforma sa nuit en véritable béatitude. Il se rappela les images qui, comme les pièces d'un puzzle, s'étaient assemblées afin de tracer les contours d'un papillon bleu. Celui-ci avait demandé de lui confier son vœu le plus cher et lui avait promis de s'envoler avec lui afin de le dévoiler au grand Esprit du ciel qui l'exaucerait.
Mais l'enfant s'était réveillé trop tôt pour lui répondre.
 
Gacem passa sa première semaine de congés scolaires en vagabondant entre les couloirs défraîchis de l'établissement et la cour de récréation qui ne lui offrait que la pureté d'un ciel sans nuage, mais c'était déjà ça.
 
À l'heure de la sieste, il se précipitait vers son lit de fer gris et s'y allongeait, attrapant au passage le seul livre qu'il possédait : Une pluie de papillons.  L'enfant se liquéfiait alors au travers des illustrations montrant les corps élancés et les fines pattes des papillons, faisant d'eux des insectes aussi élégants que distingués, pour se solidifier ensuite dans la réalité terne qu'était la sienne.
Mais le papillon bleu de son rêve n'y apparaissait pas et les nuits se succédaient sans son image.
 
Gacem s'en voulait en silence de s'être réveillé trop tôt et se répétait sans cesse qu'il avait laissé passer sa chance, celle de pouvoir un jour pénétrer dans les fourrés d'une nature fertile pour y rester à jamais.
 
Le cœur lourd, l'enfant perdait jour après jour tout espoir de le revoir et il s'isolait de plus en plus dans son amertume.
 
La sirène agressive signalant l'heure du réveil se répercuta en échos infernaux sur les murs peinturlurés du dortoir. Comme chaque matin, Gacem s'éveilla en sursaut et les larmes lui vinrent aux yeux. Comme chaque matin, le malheureux se cacha sous son maigre drap, cherchant à enfuir en silence son désespoir dans son âme tourmentée.
 
Tout à coup, la voix criarde de la surveillante de service retentit entre les murmures contrariés des enfants.
 
- Gacem ! As-tu oublié les règles de la maison ? Pas d'animaux ici, que ce soit des insectes ou autres !
 
Gacem extirpa à la hâte sa tête de la fine étoffe, les yeux encore larmoyants.
 
- Mais, Madame... Je n'ai pas d'animaux !
 
- Et ce papillon, là ? Ne me dites pas qu'il s'est posé sur votre oreiller par hasard.

Gacem tourna la tête et fixa d'un regard tendre le magnifique papillon bleu qui semblait l'attirer par une force étrange. L'enfant resta muet de stupéfaction entremêlée d'un bonheur intense. Le papillon restait étrangement sur place et aucune de ses ailes ne frissonnait.
 
- Je ne veux plus voir cet insecte ici ! Vous m'avez compris, Gacem ?
 
- Oui, Madame ?
 
Gacem s'habilla avec ardeur, refit son lit du mieux qu'il put et invita le bel insecte à grimper dans le creux de sa main.

" Surtout, ne pas lui toucher les ailes, sinon il ne volera plus... Mon beau papillon ! "
 
L'enfant enfiévré se dirigea vers la cour afin de rendre la liberté à son bienfaiteur pour qu'il puisse emporter son vœu dans l'au-delà.
 
- Allez ! Vole, mon papillon bleu, vole?
 
N'oublie pas mon vœu, celui de pouvoir quitter ce gris pour rejoindre à jamais la nature verte ? Va !
Mais le papillon ne bougea pas. Ses fines pattes semblaient s'être ancrées dans la paume du garçonnet.

- Et alors, mon beau papillon, tu ne veux pas m'aider ? Tu n'es peut-être qu'un rêve ? Oui, je dois encore dormir... Tu es si beau !
 
Pourtant, un bruit sourd et grinçant lui fit faire volte-face et il vit avec stupeur la grande barrière de l'orphelinat qui s'écartait par secousses. Gacem crut rêver, la porte de l'enfer s'entrouvrait sur un paradis de verdure.
 
Titubant sur les pavés désarticulés, Gacem s'engagea sans se retourner dans l'embrasure de la grille rouillée et disparut du monde aux couleurs blafardes.
 
Le papillon s'envola alors et virevolta devant lui. Gacem le suivit en toute confiance, ressentant naître en lui un sentiment de bonheur extrême qui se transforma bien vite en une lueur étincelante au fond des yeux.
 
Ils arrivèrent ensemble dans les sous-bois et s'installèrent au pied d'un chêne d'une beauté sans pareille. L'endroit semblait irréel, magique. Les fleurs s'offraient aux insectes butineurs, les chants mélodieux des oiseaux tourbillonnaient dans les feuillages aux couleurs chaudes.
 
Gacem était enfin heureux. Le papillon bleu avait réalisé son rêve le plus cher, celui d'être enfin en osmose avec la nature pour la vie.
 
 
 
 
©Maryse Froncoux
 
 
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